Vous connaissez sûrement Paul Andreu, l'architecte de l'aéroport Charles de Gaulle ou de l'Opéra de Pékin pour ne citer que deux de ses plus célèbres réalisations, peut-être connaissez-vous moins l'écrivain, le romancier. C'est ce dernier que nous évoquerons aujourd'hui, à propos de son dernier livre Enfin, paru chez Gallimard en début d'année.
J'ai découvert Paul Andreu, auteur, l'an dernier lors d'une lecture à Textes et Voix, d'extraits de son précédent livre, Archi-mémoires, et j'avais apprécié l'entendre parler de son travail, de ses réalisations mais aussi de ses rêves.
J'étais curieuse de le découvrir dans un univers romanesque, forcément différent. C'est à nouveau par la voix, ou plutôt par les voix, que je suis entrée dans ce livre. Ces voix célèbres étaient celles de Christiane Cohendy et Dominique Pinon. Deux acteurs qui ont donné vie aux deux personnages de ce roman bouleversant.
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Elle vit seule, souffre d'un mal incurable et voit sa mémoire s'échapper. " En pénétrant dans l'ascenseur, elle vit dans la glace qui lui faisait face la tache blanche de ses cheveux et, surprise de cette présence inattendue, se retourna aussitôt (...)
A l'intérieur, c'était le silence et ce sentiment de vide apaisé que donne l'ordre. (...) Elle s'assit dans celui des deux fauteuils qui faisait face au poste de télévision. C'était le sien, l'autre restait vide. Elle regarda longuement la pièce et se le répéta une fois encore à mi-voix : je suis seule. (...) "
Lui vit seul avec ses livres, et ne se voit pas d'avenir. "Lire avait été sa passion, c'était aujourd'hui une obligation vitale (...) Les médicaments avaient arrêté sa chute dans la nuit, les livres, eux, lui avaient permis de remonter à la surface déserte, réduite et solitaire qui, pour longtemps, serait la sienne (...) La vie qu'il voulait désormais était liée aux mots et aux phrases imprimés ; sans eux il ne lui resterait, au mieux, qu'une existence desséchée et solitaire qu'il aurait pu quitter aussitôt. "
Ils se croisent dans leur quartier, ne se sont jamais parlés jusqu'au jour où il la trouve bouleversée devant un immeuble devant lequel des ouvriers dressent un échafaudage. Visiblement ébranlée, il l'aide à regagner son domicile.
Quelques semaines plus tard, elle l'aperçoit et l'interpelle pour le remercier. Elle finit par lui avouer qu'avec sa mémoire défaillante elle confie à des façades ses souvenirs.
"Monsieur, depuis un certain temps, je perds la mémoire. Oh, lentement, j'allais dire naturellement. J'ai d'abord buté sur les noms propres, je m'arrêtais au milieu d'une phrase, incapable de poursuivre ; comment avais-je pu oublier un nom si familier ? Je ne l'avais pas vraiment oublié d'ailleurs, je ne savais plus l'atteindre.(...) J'ai vécu avec cette infirmité.
Un jour, bien plus tard, j'ai constaté que des images s'effaçaient, des conversations, des sentiments aussi. C'était plus grave. (...)
Que faire ? Que faire pour enrayer cette déchéance ? Après beaucoup de réflexion, beaucoup de recherches -je vous fais grâce de leur description-, j'ai déposé mes souvenirs le long des rues que je fréquente, sur les immeubles, dans les porches, sur les appuis de fenêtre, dans les arbres aussi, et les candélabres, bref dans des endroits qui restent à tout moment visibles. Pourquoi ? En deux mots, parce que me souvenir seulement de l'endroit où j'avais déposé chacun d'entre eux et être ainsi assuré de les retrouver à loisir me coûtait moins d'efforts que de les maintenir entiers dans ma mémoire."
Suite à ces confidences inattendues, un lien se tisse peu à peu entre les deux personnages,
"(...) avec les mois, chacun avait appris, ou plutôt réappris, à ne plus avoir peur : elle des silences qu'elle redoutait comme l'oubli, comme le vide, synonyme pour elle du néant et de l'effroi de la disparition ; lui de ces périodes de paroles compulsives qui ramenaient au jour ce qu'il aurait souhaité enseveli à jamais."
L'attention portée à l'autre se fait plus grande, leur solitude est progressivement habitée.
"J'avais envie de la revoir, c'était une chose bien nouvelle pour moi et tout à fait imprévisible (...)".
De rencontres au café des Amants, en promenades dans leur quartier, à mi-mots les secrets se disent, et les sentiments naissent. Ils n'ont ni âge ni nom, pas même un prénom, ils sont des étrangers qui s'apprivoisent dans les absences de la mémoire et les silences des non-dits.
"Ni l'un ni l'autre, pendant des semaines, ne cherchèrent à démêler leurs sentiments. Ils se retrouvaient avec bonheur, bavardaient des heures durant, se séparaient en riant, certains de se retrouver le lendemain et de reprendre ensemble ce cycle élémentaire."
L'auteur évoque avec beaucoup de pudeur la naissance des sentiments, ce besoin de proximité des corps dans une forme de tendresse absolue, un amour d'une grande pureté.
La maladie la ronge, elle souffre énormément, il veille donc sur elle avec délicatesse et discrétion, jusqu'à décider de la conduire pour un dernier voyage en Suisse, au pays de son enfance, en quête d'un lieu qui l'habite, souvenir heureux ou malheureux, impossible de le savoir vraiment. Il souhaite seulement qu'elle soit sereine. Il est non seulement sa mémoire mais aussi sa force pour l'aider à lutter contre les douleurs violentes qui la terrassent de plus en plus souvent.
"Il ne la quittait pas, il s'occupait d'elle. "Suis-je ton amant ou ton infirmière ?" Les deux, bien sûr, évidemment, mais c'était clair, n'est-ce pas : elle avait besoin d'un amant bien plus que d'une infirmière.
- Vous ne diriez pas ça si vous n'aviez pas d'infirmière. A quoi sert un amant au coeur de la souffrance ?
- Il sert plus que nous ne pensez. Il a été, il est encore votre miroir, plus, votre empreinte. Des images fugitives flottent autour de lui, tellement plus belles. Pressez-vous contre lui et vous reprenez forme. Et puis, bien sûr, il vous aime. Car vous m'aimez, n'est-ce pas ?"
Et cet amour est total, dans un don de soi absolu évoqué par l'auteur avec une infinie pudeur et une très grande délicatesse. L'absence de réelle description des personnages, (ils se dévoilent souvent à nous par le jeu de l'observation de l'autre) l'absence de noms et jusqu'au vouvoiement dont ils ne se départissent jamais font de ce roman une très belle histoire portée par un style d'une grande fluidité rendant les silences palpables sans être pesants et les non-dits limpides, jusqu'à la dernière phrase, au dernier mot "enfin".
"Je découvris, moi qui pensais en avoir fait l'expérience complète au cours de toutes mes années d'isolement, que le silence créait des liens et les multipliait entre ceux qui le respectaient d'une volonté commune, qu'il les enveloppait ensemble, à la fin, d'un feutre que ne traversaient ni la peur ni l'angoisse, qui les réunissait et les protégeait sans entraver leur liberté."
Enfin est de ces livres que l'on ferme à regrets, je ne peux que vous inciter à plonger dans l'univers de Paul Andreu. Je garderai pour ma part le souvenir d'un double plaisir, celui des voix de Christiane Cohendy et Dominique Pinon dans leur très belle traversée de ces pages, et celle de ma voix intérieure à ma propre lecture. Dans les deux cas l'émotion a été au rendez-vous, profonde, durable.