Ugolin, chez Rodin
Hier soir avait lieu la soirée de lecture au Musée Rodin. Au programme ce mois-ci, Ugolin, tyran de Pise.
Ugolin della Gherardesca (1220-1289) est le descendant d'une noble famille lombarde. Militaire et homme politique, il fut l'un des plus cruels tyrans du Moyen Age italien. Il gouverne par la terreur jusqu'à la révolte orchestrée par l'archevêque de la ville Ruggierri Ubaldini. Tombé aux mains de ce dernier, Ugolin est condamné à être enfermé avec ses fils .
La légende dit que dernier survivant, Ugolin aurait mangé ses enfants. Ce mythe pourrait avoir été construit sur une mauvaise interprétation de la dernière phrase du récit du tyran dans le chant XXXIII de l'Enfer de Dante.
"Quand nous fûmes au quatrième jour,
Gaddo se jeta étendu à mes pieds,
et dit : " Père, ne viens-tu pas à mon secours ? "
Il mourut là, et comme tu me vois,
je les vis tomber tous les trois, un par un,
avant le sixième jour ; et je me mis alors,
déjà aveugle, à me traîner sur chacun d'eux,
les appelant pendant deux jours après leur mort.
Et puis, ce que la douleur ne put, la faim le put. "
C'est précisément ce dernier vers qui fut source de mauvaise interprétation. Une interprétation sans doute influencée par les paroles mêmes des enfants, quelques vers plus haut dans le chant, qui disent à leur père se mordant les mains de rage désespérée :
" de douleur je mordis mes deux mains ;
et eux, pensant que c'était par désir
de manger, se levèrent aussitôt
et dirent : "Père, nous souffririons bien moins
si tu nous mangeais ; tu nous as vêtus
de ces pauvres chairs ; enlève-les nous, "
Il ne faut pas plus de quelques vers pour faire naître un personnage tragique ! Ugolin aura donc trouvé une résonnance dans la littérature mais aussi bien sûr dans la peinture (Goya) et la sculpture (Carpeaux et Rodin).
La magnifique statue d'Ugolin de Carpeaux a influencé Rodin. Ce dernier, avant de faire de son groupe une pièce à part, en fera le pendant des amoureux tragiques Paolo et Francesca (Le Baiser). Ugolin se trouve sur le vantail gauche en regardant la Porte de l'Enfer.
Cette lecture faite par Jean-Claude Dreyfus et Charles Gonzales, nous a donc permis d'évoquer le mythe de l'homme mangeur de ses enfants depuis les Dieux de l'Antiquité, Cronos par exemple, jusqu'aux ogres de nos contes pour les petits.
Un parcours littéraire ouvert sur la lecture d'un extrait de Ugolino d'H. W. von Gerstenberg (1737-1823), parsemmé de l'évocation d'Hérode et Hésiode mais également de Rimbaud ou encore de Jules Laforgue dont le Vaisseau fantôme vous fera penser, bien sûr, à une chanson pour enfants, je vous invite à lire ce texte ci-dessous !
Vous l'aurez compris, une soirée intéressante sur un thème assez noir -et un peu ardu parfois- qui nous aura également permis de faire référence à Freud et à Bruno Bettelheim avec sa célèbre Psychanalyse des contes de fées.
LE VAISSEAU FANTOME
Il était un petit navire
Où Ugolin mena ses fils,
Sous prétexte, le vieux vampire!
De les fair’ voyager gratis.
Au bout le cinq à six semaines,
Les vivres vinrent à manquer,
Il dit:« Vous mettez pas en peine;
«Mes fils n’ m’ont jamais dégoûté ! »
On tira z’à la courte paille,
Formalité! raffinement!
Car cet homme il n’avait d’entrailles
Qu’ pour en calmer les tiraillements,
Et donc, stoïque et légendaire ;
Ugolin mangea ses enfants,
Afin d’ leur conserver un père…
Oh! quand j’y song’, mon cœur se fend !
Si cette histoire vous embête,
C’est que vous êtes un sans-cœur!
Ah! j’ai du cœur par d’ssus la tête,
Oh! rien partout que rir’s moqueurs !…
Jules Laforgue (1860-1887)