Quand la mémoire se fait vagabonde, il y a parfois des choses auxquelles se rattacher.
Vous savez que je travaille avec de grands seniors en état de fragilité, certains victimes de maux de la tête, qui ne réagit plus comme elle devrait. Ce sont souvent des rencontres délicates, je me fais l'impression d'être un funambule qui avance à pas prudents sur son fil tendu entre l'instant et la réalité.
Parce que l'instant est souvent très beau, alors que la réalité est des plus difficile pour les aidants au quotidien, et qu'il faut non seulement répondre présent pour celui que l'on accompagne mais également savoir entendre ceux qui vivent à leurs côtés et pour qui chaque jour est une épreuve.
J'ai la chance de travailler depuis quelques mois avec un monsieur atteint d'Alzheimer, un médecin réanimateur anglo-français parti dans un monde qui nous échappe et pourtant très présent à certaines choses. Passionnés de littérature et de poésie, nous avons immédiatement trouvé un terrain d'entente grâce aux textes, et nous partageons de très beaux échanges entre lectures de poèmes, écriture un peu parfois, recherches diverses sur la mythologie, bavardage littéraire, tout cela en fonction des jours parce que dans la maladie chaque jour est différent. Il nous arrive de faire de petits quizz que j'adapte à ses absences, et bien sûr je suis très attentive à ne pas le mettre en difficultés.
Cette maladie est terriblement déroutante, il faut bien l'avouer. J'ai toujours un peu peur qu'il ne me reconnaisse pas, ou ne veuille pas de ma présence, ce n'est jamais exclu. Mais voilà, quand j'arrive, s'il se repose et que quelqu'un va le chercher dans sa chambre en lui disant "Anne est là", je l'entends invariablement répondre qu'il ne connaît personne répondant à ce prénom et qu'il n'a pas de rendez-vous prévu. Mais si je souffle, "Anne est là pour parler littérature", alors je le vois arriver avec un empressement qui me fait chaud au cœur.
Mieux encore, son épouse qui aimerait qu'il sorte un peu me demandait dernièrement si nous pouvions démarrer par une petite promenade. La réponse a été aussi ferme que spontanée en m’invitant de la main à rejoindre le salon où nous avons l’habitude de nous tenir :
" Pas question, mon amie est là pour que nous travaillions en littérature, c'est la seule chose qui m'intéresse, je n'ai pas de temps pour autre chose. "
Je suis donc totalement associée à la littérature, et je m'arrange pour apporter chaque semaine de nouveaux textes, poèmes ou extraits de théâtre, que je l'incite à me lire à voix haute, pour animer nos séances joyeuses qui se terminent invariablement par "je suis très heureux, j'espère que vous reviendrez vite".
Il n'y a pas plus grande satisfaction pour moi que de savoir que pendant mon temps de présence au moins, tous les maux restent à distance.
Vous vous souvenez de la Lune verte ? J'ai tenté de le faire écrire, et ça a marché, je vous livre ci-dessous les mots attrapés au fil de la parole. Un poème douloureux énoncé spontanément en réponse à ma sollicitation avec la photo et : La lune est verte ce soir !
Je vous laisse imaginer mon émotion.
La lune est verte hélas,
C’est son nouveau manteau,
Elle annonce le malheur plutôt que la gaité,
La lune au loin, trahit nos pensées
Elle n’existe que pour cela
La lune est verte ce soir,
C’est là qu’est mon malheur
Mon âme couleur de lune
Ne sait...
La lune est verte ce soir,
Les larmes couvrent ses yeux,
Elle cherche à cacher ses mystères
Mais hélas, elle ne peut !
La lune a perdu son pouvoir,
Elle va se dissiper,