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Les musardises de ParisiAnne

Les musardises de ParisiAnne

Culture, littérature et découvertes. © Les musardises de ParisiAnne


Le pouvoir de Cézanne

Publié par Parisianne sur 3 Décembre 2023, 21:44pm

Catégories : #Grands Seniors

Le pouvoir de Cézanne

Le compagnonnage long avec une œuvre suscite ces effets d'échos et d'éternel retour ; les pages, les mélodies, les chants, les sous-bois sont hantés, habités de figures. Une œuvre serait pour toujours travaillée du dedans par ce qui est advenu et par ce qui adviendra, pour celui qui peint, écrit ou compose, mais aussi pour celui qui lit, regarde, écoute. On ne revient pas du pays de l'éternel retour comme on y est entré [...]. Quelque chose qui aurait avoir avec le désir, échappe, ne se laisse ni saisir, ni étreindre, ni épuiser.

Marie-Hélène Lafon, Cézanne Des toits rouges sur la mer bleue

Après une très longue coupure de ligne fibre, je prends enfin le temps de revenir vers vous et vous espère toutes et tous en forme malgré les tempêtes, les frimas et autres désagréments divers, sans parler du contexte international.

Je vous disais dans ma dernière chronique que le livre de Marie-Hélène Lafon m'avait attirée, non seulement parce que j'apprécie cette auteure et que j'aime Cézanne, mais également parce que Cézanne m'a offert  de beaux moments inespérés avec Georges. Et oui, Georges, vous avez bien lu ! Pourtant, si vous vous souvenez de ma dernière publication le concernant, en juin, ici, nous pensions que le dernier chapitre était sur le point de s'écrire.

C'était douter de la force de vie, de la force d'amour. Kate n'a pas pu se résoudre à faire entrer Georges à l'hôpital, son état l'aurait placé dans un service de grands déments, attaché à son lit pour ne pas attenter à sa vie, drogué sûrement pour apaiser ses hurlements incessants. 

Après cette visite, que je pensais être la dernière, du moins à domicile, Kate m'a rappelée pour me demander si j'acceptais de poursuivre malgré tout.

Et nous avons poursuivi, et la situation s'est légèrement apaisée, et la poésie nous a rassemblés Georges et moi, toujours portés par les mots, tantôt voyageurs, tantôt plus violents. Jusqu'à la fin juillet, nous avons bravé la maladie avec de la poésie.

Je pense aussi au corps du jardinier Vallier, un corps fait arbre, un corps usé, tissé de vert et de bleu, un corps tige, herbe, plante, feuillage ; un corps de vent et de lumière, humble et glorieux, un corps paysage. Je pense aux mains du jardinier Vallier comme à des fleurs lasses, écloses sur ses cuisses maigres et abandonnées là, rogues et douces.

Marie-Hélène Lafon, Cézanne

Le pouvoir de Cézanne

Et l'été s'est installé, Georges et son épouse ont pu partir un peu dans le sud de la France, nous avions convenu que Kate me rappellerait à la rentrée. Je n'ai pas eu beaucoup de nouvelles en août, j'avais moi aussi besoin d'une respiration. Je n'y croyais pas vraiment mais nous nous sommes retrouvés en septembre. Kate m'a appelée pour me demander si j'accepterais de continuer, les autres intervenants avaient déclinés.

Georges avait beaucoup maigri, mais il m'a accueillie chaleureusement, sans pour autant savoir qui j'étais. Qu'à cela ne tienne, nous avons renoué par un échange de sourires, il me fallait lutter contre son envie de dormir, il fallait ruser, essuyer des instants colères, quand je veillais à ce qu'il ne se lève pas pour aller se coucher.

Grâce à la complicité d'amis normands, j'ai pu attirer son attention sur le monument à La Combattante, seul navire français à avoir débarqué en Normandie et sur lequel le père de Georges était médecin. Ce sujet nous a occupés un moment mais Georges se lasse vite, il fallait trouver autre chose.

Ma plus grande tristesse a été de comprendre que Georges avait oublié la poésie, il ne se souvenait pas qu'il avait tant aimé les mots. Ronsard, Hugo, Rimbaud, Verlaine ne lui parlaient plus, Arvers était devenu un illustre inconnu sans intérêt, et même le Pont Mirabeau ne lui apportait plus ni joie ni peine. 

Au-delà de ma tristesse face à ce terrible constat, vous devinerez sans mal ma consternation. Comment occuper trois heures sans l'aide de nos chers poètes ? Comment maintenir Georges en éveil sans le pouvoir des mots ?

Le pouvoir de Cézanne

C'est vers la bibliothèque que je me suis tournée, oubliant les étagères de poésie, j'ai attrapé un premier livre d'art, Klimt, parce que je savais que c'était un des artistes préférés de Georges. Il m'a repoussée immédiatement. Alors j'ai pris Cézanne, et alors que Georges se tenait la tête entre les mains avec l'espoir que je le laisserais dormir, j'ai commencé à feuilleter le livre, et doucement, je l'interpelais, "regardez, comme c'est beau". Et peu à peu, il a regardé, peu à peu il s'est plongé dans le livre, lisant les légendes de chacun des tableaux en plissant les yeux de concentration, en levant son visage vers moi dans l'attente de mon acquiescement. Et peu à peu, il n'a plus voulu dormir, il n'a plus voulu partir, il s'est plongé corps et âme, je crois que cette expression n'a jamais pour moi eu plus de sens, dans le livre, dans les paysages, les portraits, souriant aux joueurs de cartes, se perdant dans les forêts.

Croyez-moi, c'était magique au point que Kate, qui était dans le bureau à côté, s'est approchée doucement pour voir ce qui expliquait le calme soudain. L'état de grâce s'est prolongé un moment, le temps que je cherche sur ma tablette des images des oeuvres de Cézanne, il y a tant de choses sur la toile, j'ai trouvé le fichier que je vous partage ci-dessous et dont je remercie l'auteure. Et Georges a posé le livre pour se plonger dans la contemplation des tableaux. Il était merveilleusement calme et concentré. Quand l'heure de partir est arrivée, je lui ai mis dans les mains l'anthologie de la poésie de Pompidou, ouverte au Pont Mirabeau. Il m'a souri et s'est mis à lire à voix haute, et il a enchaîné les poèmes d'Apollinaire, sans se tromper, en lisant avec beaucoup d'application, ce qui a fait revenir Kate. Nous étions toutes deux très émues.

Ne jamais sous estimer le pouvoir du beau.

Depuis, nous nous voyons toujours régulièrement, et si à chaque fois je pars un peu anxieuse, je fais confiance à sa sensibilité à la beauté, et Georges me surprend toujours.

Ne jamais sous estimer le pouvoir de l'art.

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L
Très bel article.<br /> Moi qui suis orthophoniste, tout ça me parle.<br /> Alzheimer ou autres restent sensibles très longtemps et des petites étincelles donnent toujours l'espoir d'un échange, même si on sait qu'au bout il n'y aura plus rien.<br /> Mais n'est-ce pas comme ça pour chacun d'entre nous?
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Y
Tu as bien fait de venir me prévenir. <br /> De mon côté je ne reçois aucune alerte de réponse à mes commentaires, de quelque blog que ce soit.<br /> Et là, je pense à ta dame du 54, elle doit se souvenir. Nancy est un haut lieu des défilés, autour de la place Stanislas. Yann
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Y
Une tranche de vie, très émouvante.<br /> Et ta morale sublissime, sur le pouvoirs de l'art.<br /> Dans ta description, arrivé à Georges, de suite j'ai cru à Georges de La Tour ....<br /> D'autant plus que j'ai envie d'aller voir un de ses musées à Vic sur Seille.<br /> Mais non, je me suis trompé, pouvoir de mon imagination à s'évader du texte que je lis.<br /> Je te retrouve à chercher l'angle d'attaque, celui qui va de suite attirer l'attention de ton interlocuteur.<br /> Klimt, non, Cézanne, oui. Et envie de jouer aux cartes pour de vrai? As-tu essayé?<br /> Ce tableau, je l'avais vu à une expo à Aix en Pce. <br /> Je ne te cache pas ma surprise quand tu as dit que Georges lit.<br /> Cézanne peint, comme dit la chanson, et Georges lit.<br /> Tu vis avec lui, des moments d'éternité, chacun unique, et entreprise à recommencer.<br /> Et comment se sentira Georges à ta prochaine visite, tu dois y penser en filigrane<br /> du temps qui passe. À plus. Amic@lement. Yann
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P
Merci Yann de tes mots. <br /> Oui j’y pense à la manière dont Georges m’accueillera demain, je passe mon temps à cogiter pour prévoir plusieurs angles, plusieurs activités et charger mon sac en conséquence avec des livres, des revues, des cahiers d’écriture et dans ma tablette des images, de la musique, et toute mon énergie ! <br /> Et comme chaque jour est tourné vers un senior différent, je cogite aussi pour les autres, une expo tantôt avec une adorable Vieille Dame, une biographie qui n’en soit pas une avec mon artiste et centenaire préféré, de la musique pour une autre. <br /> Je crois que je suis toujours en éveil pour remplir ma tête de mille petits riens qui feront tout le sel de mes séances de travail !<br /> Bonne journée<br /> Anne
P
C'est très émouvant ce que tu nous racontes ici...<br /> Il y a le pouvoir des mots et le pouvoir des images. <br /> Bravo pour ce que tu fais.
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P
Merci Philippe, les images et les mots sont chez moi indissociables, la musique aussi. En fait, travailler avec de grands seniors nécessite une mise en avant des sens qui leur sont encore accessibles, ce ne sont pas les mêmes pour tous, en fonction des handicaps de l’âge.
C
très beau et très émouvant ton billet<br /> difficile de t'écrire plus mais je suis très émue<br /> belle fin de journée<br /> bisous<br /> patricia
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P
Merci Patricia, tu n’imagines pas combien ces quelques mots sont aussi des encouragements.

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