Le compagnonnage long avec une œuvre suscite ces effets d'échos et d'éternel retour ; les pages, les mélodies, les chants, les sous-bois sont hantés, habités de figures. Une œuvre serait pour toujours travaillée du dedans par ce qui est advenu et par ce qui adviendra, pour celui qui peint, écrit ou compose, mais aussi pour celui qui lit, regarde, écoute. On ne revient pas du pays de l'éternel retour comme on y est entré [...]. Quelque chose qui aurait avoir avec le désir, échappe, ne se laisse ni saisir, ni étreindre, ni épuiser.
Après une très longue coupure de ligne fibre, je prends enfin le temps de revenir vers vous et vous espère toutes et tous en forme malgré les tempêtes, les frimas et autres désagréments divers, sans parler du contexte international.
Je vous disais dans ma dernière chronique que le livre de Marie-Hélène Lafon m'avait attirée, non seulement parce que j'apprécie cette auteure et que j'aime Cézanne, mais également parce que Cézanne m'a offert de beaux moments inespérés avec Georges. Et oui, Georges, vous avez bien lu ! Pourtant, si vous vous souvenez de ma dernière publication le concernant, en juin, ici, nous pensions que le dernier chapitre était sur le point de s'écrire.
C'était douter de la force de vie, de la force d'amour. Kate n'a pas pu se résoudre à faire entrer Georges à l'hôpital, son état l'aurait placé dans un service de grands déments, attaché à son lit pour ne pas attenter à sa vie, drogué sûrement pour apaiser ses hurlements incessants.
Après cette visite, que je pensais être la dernière, du moins à domicile, Kate m'a rappelée pour me demander si j'acceptais de poursuivre malgré tout.
Et nous avons poursuivi, et la situation s'est légèrement apaisée, et la poésie nous a rassemblés Georges et moi, toujours portés par les mots, tantôt voyageurs, tantôt plus violents. Jusqu'à la fin juillet, nous avons bravé la maladie avec de la poésie.
Je pense aussi au corps du jardinier Vallier, un corps fait arbre, un corps usé, tissé de vert et de bleu, un corps tige, herbe, plante, feuillage ; un corps de vent et de lumière, humble et glorieux, un corps paysage. Je pense aux mains du jardinier Vallier comme à des fleurs lasses, écloses sur ses cuisses maigres et abandonnées là, rogues et douces.
Et l'été s'est installé, Georges et son épouse ont pu partir un peu dans le sud de la France, nous avions convenu que Kate me rappellerait à la rentrée. Je n'ai pas eu beaucoup de nouvelles en août, j'avais moi aussi besoin d'une respiration. Je n'y croyais pas vraiment mais nous nous sommes retrouvés en septembre. Kate m'a appelée pour me demander si j'accepterais de continuer, les autres intervenants avaient déclinés.
Georges avait beaucoup maigri, mais il m'a accueillie chaleureusement, sans pour autant savoir qui j'étais. Qu'à cela ne tienne, nous avons renoué par un échange de sourires, il me fallait lutter contre son envie de dormir, il fallait ruser, essuyer des instants colères, quand je veillais à ce qu'il ne se lève pas pour aller se coucher.
Grâce à la complicité d'amis normands, j'ai pu attirer son attention sur le monument à La Combattante, seul navire français à avoir débarqué en Normandie et sur lequel le père de Georges était médecin. Ce sujet nous a occupés un moment mais Georges se lasse vite, il fallait trouver autre chose.
Ma plus grande tristesse a été de comprendre que Georges avait oublié la poésie, il ne se souvenait pas qu'il avait tant aimé les mots. Ronsard, Hugo, Rimbaud, Verlaine ne lui parlaient plus, Arvers était devenu un illustre inconnu sans intérêt, et même le Pont Mirabeau ne lui apportait plus ni joie ni peine.
Au-delà de ma tristesse face à ce terrible constat, vous devinerez sans mal ma consternation. Comment occuper trois heures sans l'aide de nos chers poètes ? Comment maintenir Georges en éveil sans le pouvoir des mots ?
C'est vers la bibliothèque que je me suis tournée, oubliant les étagères de poésie, j'ai attrapé un premier livre d'art, Klimt, parce que je savais que c'était un des artistes préférés de Georges. Il m'a repoussée immédiatement. Alors j'ai pris Cézanne, et alors que Georges se tenait la tête entre les mains avec l'espoir que je le laisserais dormir, j'ai commencé à feuilleter le livre, et doucement, je l'interpelais, "regardez, comme c'est beau". Et peu à peu, il a regardé, peu à peu il s'est plongé dans le livre, lisant les légendes de chacun des tableaux en plissant les yeux de concentration, en levant son visage vers moi dans l'attente de mon acquiescement. Et peu à peu, il n'a plus voulu dormir, il n'a plus voulu partir, il s'est plongé corps et âme, je crois que cette expression n'a jamais pour moi eu plus de sens, dans le livre, dans les paysages, les portraits, souriant aux joueurs de cartes, se perdant dans les forêts.
Croyez-moi, c'était magique au point que Kate, qui était dans le bureau à côté, s'est approchée doucement pour voir ce qui expliquait le calme soudain. L'état de grâce s'est prolongé un moment, le temps que je cherche sur ma tablette des images des oeuvres de Cézanne, il y a tant de choses sur la toile, j'ai trouvé le fichier que je vous partage ci-dessous et dont je remercie l'auteure. Et Georges a posé le livre pour se plonger dans la contemplation des tableaux. Il était merveilleusement calme et concentré. Quand l'heure de partir est arrivée, je lui ai mis dans les mains l'anthologie de la poésie de Pompidou, ouverte au Pont Mirabeau. Il m'a souri et s'est mis à lire à voix haute, et il a enchaîné les poèmes d'Apollinaire, sans se tromper, en lisant avec beaucoup d'application, ce qui a fait revenir Kate. Nous étions toutes deux très émues.
Ne jamais sous estimer le pouvoir du beau.
Depuis, nous nous voyons toujours régulièrement, et si à chaque fois je pars un peu anxieuse, je fais confiance à sa sensibilité à la beauté, et Georges me surprend toujours.
Ne jamais sous estimer le pouvoir de l'art.