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Les musardises de Parisianne

Léon Frapié, La Maternelle, Goncourt 1904

5 Mai 2020, 20:31pm

Publié par Parisianne

Léon Frapié, La Maternelle, Goncourt 1904

J.-K. Huysmans présenta l'année suivante un livre qu'ornait une couverture illustrée par Steinlen. Titre : La Maternelle par Léon Frapié, le premier prix Goncourt qui se soit bien vendu en librairie (Force ennemie n'avait pas connu un gros succès à cause peut-être de son sujet un peu sombre).

Voici ce que nous dit Léon Deffoux dans sa Chronique de l'Académie Goncourt, parue en 1929, chez Firmin-Didot, 59, rue Jacob.

Il poursuit en nous expliquant que l'épouse de Léon Frapié avait été institutrice "dans l'école enfantine d'un quartier populaire" et que pour écrire son livre, Frapié avait pris le temps d'une étude approfondie "sur l'enfance malheureuse et ses éducateurs".

Le récit est effectivement extrêmement détaillé, les personnages plus vrais que nature. Le livre, que j'ai eu la chance de trouver dans une édition de 1904, est superbement illustré par Steinlen (peintre, graveur, illustrateur affichiste et sculpteur, ami de Lautrec et épris de justice).

 

Parenthèse : concernant la remarque, "premier prix Goncourt qui se soit bien vendu", il faut rappeler que le premier Goncourt a été décerné en 1903, celui-ci n'est donc que le deuxième, ce qui laisse assez peu de marge à la concurrence pour le nombre de ventes. Le premier, soutenu par Huysmans, Force ennemie, nous en reparlerons sûrement, est un livre sur la psychiatrie, assez difficile d'accès.

 

La maternelle, telle que la dépeint Frapié, c'est un hôpital où les malades seraient répartis par âge, dans la même salle, et où le médecin, faut de temps, ordonnerait la même position à ses soixante malades. Que faire ? Donner un enseignement spécial à chaque enfant ? Chimère ! Alors, la maternelle ? c'est une erreur ? L'enseignement universel ? une utopie ? Que non pas. M. Frapié est un observateur scrupuleux, dont la cruauté est la cruauté même des choses.

Louis Dumont, La Jeune Champagne, 1904

Dans la veine naturaliste de Zola - n'oublions pas que ce dernier n'est mort que deux ans auparavant - Léon Frapié peint le peuple parisien qui est le même que celui des Rougon-Macquart. L'histoire se déroule à Ménilmontant dans une école qui accueille les enfants des ouvriers du quartier.

Rose, jeune femme de la petite bourgeoisie, perd subitement son père et son fiancé "qui ne survécut pas à la perte de [sa] dot", c'est un vieil oncle qui se charge d'elle et la jeune fille décide de travailler.

Alors apparut, sans remède, la tare d'avoir trop d'instruction.

Or Rose est bachelière et licenciée ès lettres... un sacré handicap pour une femme ! Pour être institutrice, il faut le brevet élémentaire, et rien d'autre, et les candidates sont nombreuses sur la liste d'attente des postes à pourvoir. Rose n'a donc qu'une issue, masquer son rang et son instruction pour être embauchée comme femme de service d'école maternelle.

C'est ainsi qu'elle se retrouve "déclassée" dans tous les domaines, personnel et oserais-je dire professionnel !

L'apprentissage est rude et les premières semaines sont un enfer. Mais peu à peu, Rose découvre le monde de l'enfance malmenée, et se fait une observatrice formelle de l'école tout autant que de la vie quotidienne de ces familles pauvres de trop de bouches à nourrir.

de tout le personnel d'une école maternelle, c'est la femme de service qui assume le rôle le plus indispensable : une maîtresse, la directrice même peut s'absenter sans trop d'inconvénients, mais on ne saurait se passer un seul jour des deux manœuvres : la cantinière et la préposée à la propreté. Cette dernière - la véritable femme de service - s'honore de rapports exclusifs avec les enfants ; dix fois, vingt fois par jour, on la requiert dans chaque classe pour un office où personne ne peut la remplacer.

Peu à peu Rose devient le repère des tous petits, et jusqu'aux mères qui font d'elle leur confidente malgré son célibat et son absence de maternité qui surprennent ces femmes, épouses ou compagnes qui enchaînent les grossesses.

Et tous les profils se dessinent dans les yeux des enfants.

Avec tous les individus que je connais maintenant, ma pensée travaille singulièrement : je peux, à tels enfants, attribuer tels auteurs, par induction, à tels parents, telle existence. Je constate en moi des acquisitions stupéfiantes et des erreurs, des préjugés en déroute, que j'aurais gardés forcément si je n'avais pas touché à la pâte même du peuple.

Tous les drames de la misère sont mis en avant mais aussi chacun des bonheurs partagés que savent offrir les très jeunes enfants malgré un monde cruel à leur égard. L'affection n'est pas de mise dans les familles, et l'école semble là pour façonner les enfants sans pour autant les préparer à sortir de leur rang.

Le texte est globalement très pessimiste.

Au bout d'une semaine, finis la spontanéité, le bavardage confiant, finie la nature ! Le petit enfant rieur et ingénu, le sans-souci du premier jour n'existe plus. [...] Un vrai dressage de chiens savants, ces pauvres petits, comiques et piteux, qui s'oublient à chaque instant et doivent ravaler leur langue, rentrer leurs gestes. Et ne sommes-nous pas à plaindre de fermer ainsi l'âme même de l'enfant, au lieu de l'explorer au plus large, selon l'idéal !

Léon Frapié, La Maternelle, Goncourt 1904

Un bouquiniste que j'apprécie beaucoup me disait dernièrement que La Maternelle figurait encore dans les manuels scolaires dans les années 60.

Olivier Boura dans Un siècle de Goncourt aux éditions Arléa écrit "Son esprit marqua les générations de l'entre-deux-guerres, nourrit la mystique d'une école libératrice, prépara la voie à des évolutions plus profondes, et qui étonneraient." Ce n'est pas tout à fait ce que j'y ai perçu.

Enfin, pour terminer, comment ne pas évoquer le fait que ce deuxième Goncourt a été le premier adapté au cinéma, en 1933, par Lévy et Epstein avec Madeleine Renaud  dans le rôle de Rose. On le trouve par épisode sur le net, je vous mets la première partie.