Parmi tous les livres lus ces derniers mois, et que je n'ai pas encore pris le temps de chroniquer, s'il ne devait y en avoir qu'un, ce serait forcément celui-ci tant il m'a touchée, je pourrais même dire bouleversée.
Où ai-je entendu parler de ce livre, je serais bien incapable de le dire, mais j'avais noté le titre dans un de mes nombreux petits carnets et quand je suis retombée dessus, j'ai eu envie de savoir ce qui se cachait derrière ces quelques mots L'Attente du soir.
Aussi surprenant que cela puisse paraître, je ne connaissais rien de l'auteur, rien du livre et je n'avais même pas vu la couverture, cette dernière, parfois, suffit à me tenter.
C'est donc un peu par hasard que je l'ai commandé à ma libraire qui était étonnée que je commande un livre si ancien, je n'avais pas remarqué qu'il était de 2008... et que c'était un livre en impression à la demande. Le délai a donc été un peu long. Lorsqu'enfin il est arrivé, j'avais l'esprit occupé par autre chose, il est donc resté quelques temps sur une des montagne de livres à lire éparpillées ici et là. Le hasard, encore, a fait que je l'ai glissé dans ma valise de livres pour les vacances, il ne faut jamais prendre le risque de se trouver démunie n'est-ce pas !
Et quand enfin, au cœur de l'été, je l'ai ouvert, non seulement je ne l'ai plus quitté mais en plus j'ai eu très envie de le partager sans tarder avec une amie chère. Oui mais voilà, l'impression à la demande en plein mois d'août c'est long, alors j'ai pris un autre petit carnet, griffonné mes notes, et les citations soulignées dans l'ouvrage et envoyé mon exemplaire annoté. Et mis sur l'affaire un ami bouquiniste qui m'a déniché un autre exemplaire dans lequel j'ai pu retranscrire mes notes et retrouver mes citations... sous le regard amusé de Gilles qui se demande parfois à quel genre d'extra terrestre il a dit "oui" il y a trente ans... ça c'est une autre histoire.
Mais je vous ai assez fait languir, entrons maintenant dans le vif du sujet !
Je suis né d'un oiseau grimpeur avec pour haie d'honneur les pattes poudrées de cinq caniches, dont un royal. J'ai plongé dans l'odeur de transpiration, de sucre d'orge et d'huile camphrée qui fut celle de ma mère le maigre temps qu'elle vécut. Un visage grimé, inquiet, flottait sans corps derrière les fumées maternelles : mon père, clown de profession, avait pour l'occasion retiré son nez rouge et cessé ses mimiques.
On dit que, pour donner l'impression à quelqu'un qu'on le regarde dans les yeux, il faut fixer le point juste entre les sourcils. Le plus souvent personne ne fait ça, en parlant à quelqu'un, les yeux fixent alternativement l'œil droit et l'œil gauche de l'interlocuteur. Je trouve d'ailleurs que ça donne un côté très vivant, très animé à la conversation. [...]
Chez mes parents, mes premiers souvenirs sont des souvenirs sans regard.
Il a mal au ventre. Ca se tord dedans et ça grince. Il donne des coups de poing sur le sol. Il est assis par terre. Une terre sale avec des flaques d'eau. Le ventre fait encore du bruit, alors il continue à taper par terre. Pour arrêter le bruit, une idée, la première : ouvrir le poing, prendre de la terre, la mettre à la bouche, avaler. Le ventre ne crie plus.
Au début, il n'y a que le ventre. le premier souvenir, c'est le ventre qui pleure. Le deuxième, c'est la terre qu'il avale. Elle ne console pas le ventre, mais elle sait le faire taire.
Trois personnages s'expriment tour à tour, Giacomo, vieux clown blanc, dresseur de caniches et compositeur de symphonies parfumées, Mlle B. femme grise que personne ne voit et qui récite des tables de multiplications pour échapper à l'angoisse, et le môme, enfant sauvage qui s'élève seul dans un terrain vague et apprendra les couleurs avant les mots, en commençant par le rouge du sang de son premier ami, un chien errant qui vient mourir dans ses bras.
Jamais de dialogue direct entre ces trois marginaux, ces trois cabossés de la vie, le premier orphelin de mère qui doit porter son père inconsolable jusqu'à la folie, la seconde ignorée par ses parents et le troisième abandonné dès l'enfance.
Je ne renie aucun des pouvoirs de la poésie qui est toute ma vie, cependant j'ai connu là ses limites : dans l'attente anxieuse, le froid, les privations, la poésie n'agit qu'un temps restreint, comme un charme. Quand on se retrouve seul, quand le ventre grogne de nouveau, quand les mauvaises nouvelles s'entassent les unes sur les autres, elle s'évapore en ne laissant pas même derrière elle une buée sucrée.
Et pourtant, dans tant de noirceur et de douleurs, l'espoir pointe en couleurs et en parfum pour les guider les uns vers les autres par le biais de l'art. Le môme se met à dessiner les portraits des spectateurs du cirque que Giacomo envoûte par ses parfums.
Et nous sommes emportés par ce tourbillon des sens, servi par une écriture poétique et sensible.
[...] maintenant que le môme avait le temps, qu'il avait de quoi manger, qu'il était entouré de choses et de gentilles personnes, il voulait que ses peintures ne soient plus seulement comme crier : qu'elles soient comme parler.
[...]
Le môme se fiche qu'on critique ses toiles qui crient. Crier on n'a pas le choix et on fait comme on peut, ça se discute pas. Mais il ne voulait pas entendre de mal de ses toiles qui parlent, parce qu'il avait essayé des choses dedans, il avait essayé de dire et il s'y était beaucoup engagé. Il avait choisi les scènes et les couleurs, il était responsable. Il a passé toute la représentation dans un état violet de bagarre entre le rouge et le bleu, bagarre méchante du rouge qui bouscule contre le bleu qui essaie de calmer...
Alors voilà, un premier roman très fort, d'une beauté douloureuse qui vous prend à la gorge parfois et vous laisse haletant en recherche de souffle pour mieux poursuivre. Un texte primé plusieurs fois, notamment le Prix Alain Fournier en 2010, un texte dur et envoutant que l'on quitte à regret. La construction qui alterne les voix silencieuses des différents protagonistes n'est pas pour rien dans le charme de l'ouvrage.
Un véritable coup de cœur émotionnel que je vous invite à lire, si ce n'est déjà fait. Quant à moi, j'irai chercher les autres livres de cette auteure sensible, psychologue de formation et qui sait si bien parler au coeur.
Tatiana ARFEL, L'Attente du soir. José Corti Collection Merveilleux, 2008