Certaines n'avaient jamais vu la mer, Julie Otsuka
L'article qui suit date un peu, c'est une re-publication, ce que je fais rarement, mais celle-ci est volontaire.
Après dix ans de silence, Julie Otsuka publie un nouveau roman dont vous aurez sans doute entendu parler, La Ligne de nage, paru dans la Collection Du monde entier de Gallimard.
A cette occasion, j'ai eu la chance, grâce à Babelio, et Gallimard, de recevoir ce livre et d'être invitée ce lundi 26 septembre à une rencontre avec l'auteur. Je vous en reparlerai donc bientôt.
Il me semblait logique, voire nécessaire, de relire ce précédent roman pour me replonger dans l'écriture et l'univers de cette auteure.
Il me reste d'ailleurs à trouver également son premier roman, Quand l'empereur était un dieu paru en 2004 chez Phébus, et que je n'ai pas encore lu.
Elles ont entre 12 et 37 ans, viennent de Tokyo, Hiroshima, Hokkaido, de la ville, de la montagne, de la campagne, sont filles de pêcheurs mais aussi de paysans et certaines n'avaient jamais vu la mer...
Ces jeunes japonaises se retrouvent unies dans l'attente d'une nouvelle vie, toutes sur un navire en partance pour l'Amérique, toutes attendues là-bas par un mari qu'elles n'ont pas choisi mais qui a payé leur dot à leurs familles. Pendant la traversée, inquiétudes et questions alternent avec certitudes d'un avenir meilleur.
à présent nous étions sur le bateau, le passé était derrière nous et il n'y avait pas de retour possible " […] " Si tu reviens, nous avait écrit notre père, tu attireras la honte sur la famille tout entière...
Lorsqu'elles arrivent, les jeunes maris fringants dont elles conservent la photo dans leur kimono sont des hommes fatigués par le labeur, aigris, violents parfois. Rares sont ceux qui ont fait fortune comme elles le pensaient.
Elles ont échappé aux rizières pour travailler dans les champs sous le joug d'exploitants blancs.
Leur rêve ne devient pas réalité "et nous comprenions que jamais nous n'aurions dû partir de chez nous ".
La vie s'écoule, laborieuse toujours, douloureuse souvent,
quelque fois dans son sommeil l'homme posait sur nous ses mains épaisses et noueuses et nous essayions de ne pas nous soustraire à son étreinte. Parfois il ouvrait les yeux dans la lueur de l'aube, voyait notre tristesse et nous promettait que les choses allaient changer. Et nous avions beau lui avoir lancé quelques heures plus tôt : "Je te déteste " alors qu'il nous grimpait dessus dans l'obscurité, nous le laissions nous réconforter car il était tout ce que nous avions. Il arrivait qu'il regarde à travers nous sans nous voir, et c'était là le pire. Est-ce que quelqu'un sait qui je suis ici ?
Effectivement, quelqu'un d'autre qu'un membre de la communauté japonaise s'intéresse-t-il au sort de ces familles ? C'est très rare. Etrangers ils sont, étrangers ils restent, même après de nombreuses années de vie et de labeur sur les terres d'Amérique.
" Ils ne voulaient pas de nous comme voisins dans leurs vallées. Ils ne voulaient pas de nous comme amis. "
Mais ces travailleurs infatigables prennent vite le contrôle de certaines filières de production de légumes, par exemple. Les jalousies se déchaînent alors très vite, entraînant d'inévitables exactions.
Parfois, ils passaient devant nos cabanes et criblaient nos fenêtres de chevrotines, ou mettaient le feu à nos poulaillers. Parfois ils dynamitaient nos remises. Brûlaient nos cultures alors qu'elles commençaient à mûrir...
Malgré les difficultés, des enfants naîtront, certains resteront ancrés dans la tradition japonaise des parents, d'autres seront de vrais petits américains et renonceront à la culture de leurs ancêtres.
Mais tous, à l'heure de la guerre deviendront des suspects, des ennemis à neutraliser, des espions en puissance. Et alors que pour quelques uns la vie était devenue plus clémente, tout va basculer de nouveau.
" Du jour au lendemain, nos voisins se mirent à nous regarder différemment." "Dans les journaux et à la radio, on commençait à parler de déportation de masse. "
C'est ainsi que les japonais disparaissent des villes et des campagnes où ils étaient installés et que si quelques uns s'inquiètent de leur sort, d'autres disent simplement " il faut bien continuer à vivre "...
Cette vie qui continue voit disparaître peu à peu des mémoires ces déracinés, déportés sans que personne ne sache réellement ce qu’ils sont devenus.
Et au bout d’un moment, nous nous apercevons que nous parlions d’eux au passé. Certains jours, nous oublions qu’ils étaient parmi nous, même s’ils ressurgissent souvent tard le soir, à l’improviste, dans nos rêves.
Ce beau roman, prix Fémina Etranger 2012, s'inspire de la réalité de la vie des nombreux immigrants japonais arrivés aux Etats-Unis au début du XXe siècle. L'écriture sobre fait parler un "nous" qui ne met pas en scène un personnage unique mais bien toutes ces femmes qui s'expriment d'une seule voix pour conter leur vie en une suite de longues énumérations lancinantes. Parfois, l'une d'entre elle se distingue et vient se faire entendre en criant un "je" retentissant alors exprimé au présent, l'ensemble du texte étant par ailleurs à l'imparfait. Puis peu à peu des noms, des prénoms se glissent dans la litanie, un enfant, un mari, un marchand, tous ces anonymes qui surgissent au milieu de ce « nous » collectif pour donner une vie à ceux qui seront vite effacés.
Un roman sur fond d'Histoire qui résonne comme un choeur douloureux sans larmoiement ni pathos. Très fort, très beau et aussi très instructif. Un livre marquant.
Julie Otsuka, Certaines n'avaient jamais vu la mer. Editions Phebus
Prix Femina Etranger 2012