Philippe Claudel est un auteur qui sait mêler avec talent la grande histoire aux petites histoires humaines, et en général il fait mouche. Je m'aperçois que je n'ai chroniqué qu'un seul de ses livres et encore de façon assez rapide puisqu'il s'agissait des nouvelles Trois petites histoires de jouets.
La petite fille de Monsieur Linh est un superbe roman sur la guerre, l'exil et la capacité de se rattacher à quelque chose pour avancer.
C'est un vieil homme debout à l'arrière d'un bateau. Il serre dans ses bras une valise légère et un nouveau-né, plus léger encore que la valise. Le vieil homme se nomme Monsieur Linh. Il est seul à savoir qu'il s'appelle ainsi car tous ceux qui le savaient sont morts autour de lui.
Debout à la poupe du bateau, il voit s'éloigner son pays, celui de ses ancêtres et de ses morts, tandis que dans ses bras l'enfant dort.
Ainsi s'ouvre le roman. Monsieur Linh et sa petite fille fuient leur pays en guerre. Aucune indication ni sur le pays d'origine, ni sur celui d'accueil, ce n'est pas tant le sujet.
Ce qui est central ici c'est le sentiment d'arrachement, Monsieur Linh bien sûr ne parle pas la langue de ce nouveau pays dans lequel il va devoir vivre, il n'en connaît ni les coutumes ni le mode de vie, et ne trouve même pas un parfum familier. Il se rattache à ses souvenirs et s'accroche de toute son âme à ce bébé qui le fait avancer.
Parfois, il murmure une chanson à la petite, toujours la même, et il voit les yeux du nourrisson s'ouvrir et sa bouche aussi. Il la regarde et il aperçoit davantage que le visage d'une très jeune enfant. Il voit des paysages, des matins lumineux, la marche lente et paisible des buffles dans les rizières, l'ombre ployée des grands banians à l'entrée de son village, la brume bleue qui descend des montagnes vers le soir, à la façon d'un châle qui glisse doucement sur les épaules.
Accueilli dans un centre pour réfugiés, Monsieur Linh se tient à l'écart des autres qui se moquent ou l'ignorent, mais respectent son âge et partagent avec lui les repas que lui même partage avec sa petite protégée.
La rencontre, lors d'une promenade, avec un habitant du quartier veuf et seul, va illuminer la vie des deux hommes.
Ils ne parlent pas la même langue mais tissent un lien d'amitié qui leur permet de tenir, jusqu'à un nouvel arrachement.
Le vieil homme s'approche de la fenêtre. Le vent n'agite plus le grand arbre, mais la nuit a fait éclore dans la ville des milliers de lumières qui scintillent et paraissent se déplacer. On dirait des étoiles tombées à terre et qui cherchent à s'envoler de nouveau vers le ciel. Mais elles ne peuvent le faire. On ne peut jamais s'envoler vers ce qu'on a perdu, songe alors Monsieur Linh.
Le style est magnifique, et la chute que je n'avais pas anticipée très longtemps avant la fin est particulièrement touchante. Le déchirement est total mais malgré tout l'espoir domine jusqu'au bout.
Un très beau roman, bouleversant, sensible, humain.
Quand il contemple la ville, Monsieur Linh ne cesse de penser à son ami, le gros homme. Et quand il regarde la mer, il ne cesse de penser à son pays perdu. Aussi la vue de la mer et celle de la ville le rendent-elles pareillement triste. Le temps passe et creuse en lui un vide douloureux. Bien sûr, il y a la petite, et pour elle il faut être fort, faire bonne figure [...]. Mais le temps est là, qui blesse l'âme du viel homme, ronge son coeur et abrège son souffle.
Philippe Claudel, La petite fille de Monsieur Linh, Stock